Le lendemain matin, à la fontaine, ils essaient de se parler.

« Maintenant que tu es en Italie, tu devrais en savoir plus sur Verdi.

— Comment ? » Elle lève les yeux des draps qu’elle lave dans la fontaine.

Il lui rafraîchit la mémoire.

« Tu m’as dit un jour que tu étais amoureuse de lui. »

Hana baisse la tête, gênée. Caravaggio se promène, il regarde le bâtiment, jette un coup d’œil dans le jardin depuis la loggia.

« Ah ! oui tu l’aimais ! Tu nous rendais fous avec ton Giuseppe. Quel homme ! Ce qu’il y a de mieux, en tout, disais-tu. Et nous devions tous être de ton avis, la petite péronnelle de seize ans… »

« Je me demande ce qu’elle est devenue, celle-là. » Elle étend le drap lavé sur la statue de Diane, puis elle s’assied au bord de la fontaine. Pour la première fois, un sourire éclaire son visage.

« Tu avais une sacrée volonté. »

Elle marche sur les pavés, il y a de l’herbe dans les fissures. Il regarde ses pieds dans leurs bas noirs, la jupe marron toute fine. Elle se penche par-dessus la balustrade.

« Je crois que je suis venue ici, je l’avoue, avec une arrière-pensée pour Verdi. Et puis, bien sûr, tu étais parti, et mon père était à la guerre… Regarde les faucons. Ils viennent tous les matins. Par ici, tout ce qui reste est cassé, en morceaux. La seule eau courante de toute la villa, c’est cette fontaine. En partant, les Alliés ont démonté la tuyauterie, ils s’imaginaient que cela me déciderait à partir, moi aussi.

— Tu aurais dû. La région n’est pas encore déminée. Il y a des bombes non explosées un peu partout. »

Elle se dirige vers lui en secouant la tête et pose le doigt sur ses lèvres.

« Je suis heureuse de te voir toi, Caravaggio. Toi, et personne d’autre. Ne me dis pas que tu as fait tout ce chemin pour me convaincre de partir.

— Ce que j’aimerais, c’est un petit bar peinard avec un Wurlitzer, et boire un verre sans qu’une foutue bombe explose. Écouter Frank Sinatra. Il nous faut de la musique, dit-il. C’est bon pour ton patient.

— Il est encore en Afrique. »

Il l’observe. Il attend qu’elle en dise davantage mais il n’y a rien d’autre à dire au sujet du patient anglais. Il marmonne. « Il y a des Anglais qui aiment l’Afrique. Une partie de leur cerveau reflète précisément le désert. C’est pour ça que, là-bas, ils ne se sentent pas des étrangers. »

Il voit sa tête s’incliner légèrement. Un visage mince, des cheveux coupés court, sans le masque ni le mystère de ses cheveux longs. Une chose est sûre, elle paraît calme dans cet univers à elle, avec, en arrière-plan, la fontaine qui glougloute, avec les faucons, et le jardin dévasté de la villa.

Sans doute est-ce ainsi qu’on en finit avec une guerre, pense-t-il. Un brûlé dont il faut s’occuper, des draps à laver dans une fontaine, une pièce peinte comme un jardin. Comme si tout ce qui reste n’était qu’une capsule de passé, un passé bien antérieur à Verdi : on y verrait les Médicis examiner une balustrade ou une fenêtre, la nuit, à la chandelle, en présence d’un architecte – le meilleur architecte du XVe siècle –, et lui demander d’inventer quelque chose pour mettre le paysage plus en valeur.

« Si tu restes, dit-elle, il nous faudra davantage de provisions. J’ai planté des légumes, nous avons un sac de haricots, il nous faudra des poulets. » Elle regarde Caravaggio. Elle fait allusion à ses talents de jadis, même si elle ne le dit pas clairement.

« Je ne suis plus bon à rien, dit-il.

— Je t’accompagnerai, propose Hana. Nous ferons ça ensemble. Tu m’apprendras à chaparder, tu me montreras ce qu’il faut faire.

— Tu ne comprends pas. Je ne suis plus bon à rien.

— Comment cela ?

— Je me suis fait avoir. Ils m’ont pratiquement coupé mes foutues mains. »

 

Le soir, quand le patient anglais est endormi, ou après avoir passé un moment seule, à lire derrière sa porte, il lui arrive de partir à la recherche de Caravaggio. Il sera dans le jardin, allongé sur la margelle de la fontaine à regarder les étoiles, à moins qu’elle ne le rencontre sur une des terrasses du bas. En ce début d’été, il trouve difficile de passer ses soirées à l’intérieur. La plupart du temps, il est sur le toit, près des cheminées, mais il en redescend sans faire de bruit dès qu’il la voit traverser la terrasse à sa recherche. Elle l’aperçoit à côté de la statue décapitée d’un comte ; le cou tronqué est le perchoir préféré de l’un des chats du voisinage, qui prend un air solennel sitôt que des humains s’approchent de lui. C’est elle qui l’a trouvé, pense-t-elle, cet homme qui connaît l’obscurité, cet homme qui, lorsqu’il était ivre, se vantait d’avoir été élevé par une famille de chouettes.

Tous deux sur un promontoire. Au loin, Florence et ses lumières. Tantôt il lui paraît affolé, tantôt il lui paraît trop calme. De jour, elle remarque mieux la façon dont il bouge, elle remarque les bras raides au-dessus des mains bandées. Elle remarque la façon dont tout son corps – et non seulement son cou – se tourne quand elle lui montre quelque chose, en haut de la colline. Mais elle ne lui a rien dit de tout ça.

« Mon patient prétend que l’os de paon broyé est un merveilleux remède. »

Il contemple le ciel nocturne. « Oui.

— À l’époque, tu étais un espion ?

— Pas tout à fait. »

Il se sent plus à l’aise, moins reconnaissable pour elle dans le jardin sombre, sous la vigilance tremblante de la lampe, dans la chambre du patient. « Il arrivait qu’on nous envoie voler. Me voilà donc, italien et voleur. Ils avaient du mal à y croire, aussi ne savaient-ils qu’imaginer pour mettre mes talents à profit. Nous étions quatre ou cinq. J’ai réussi à me débrouiller pendant un certain temps. Jusqu’au jour où l’on m’a photographié. Par accident. Peux-tu imaginer ça ?

« J’étais en smoking, en spencer, de façon à me glisser dans une réception, une soirée, afin de voler des documents. En fait, j’étais encore un voleur. Je n’avais rien d’un noble patriote. Ni d’un héros. Ils venaient d’officialiser mes talents, mais une de ces dames avait apporté un appareil photo. Elle prenait des photos des officiers allemands. J’ai été saisi au milieu d’un pas, tandis que je traversais la salle de bal. Au milieu d’un pas. Le bruit précédant le déclenchement de l’obturateur m’a fait tourner la tête vers l’appareil. Et soudain, tout est devenu dangereux. C’était la petite amie de je ne sais trop quel général.

« Toutes les photos prises pendant la guerre étaient développées de manière officielle dans des laboratoires du gouvernement, sous la surveillance de la Gestapo. Et comme, de toute évidence, je n’étais sur aucune liste, cela me vaudrait d’être fiché par un fonctionnaire le jour où la pellicule aboutirait au laboratoire de Milan. Il me fallait donc essayer de récupérer cette pellicule d’une façon ou d’une autre. »

 

Elle regarde le patient anglais, son corps endormi est sans doute loin, à des kilomètres, dans le désert ; un homme le soigne, il trempe ses doigts dans le bol formé par les plantes de ses pieds joints, puis se penche et presse la pâte sombre sur le visage brûlé. .Elle imagine le poids de sa main sur sa joue à elle.

Elle descend le couloir et grimpe dans son hamac qui se balance dès qu’elle quitte le sol.

Les moments avant de s’endormir sont ceux où elle se sent le plus en vie, elle saute par-dessus les fragments de la journée, emportant au lit chaque instant, comme l’enfant y emporte livres de classe et crayons. La journée ne semble avoir ni queue ni tête jusqu’à ces moments qui sont comme un livre de comptes pour elle, pour son corps imprégné d’histoires et de situations. Ainsi, Caravaggio lui a-t-il donné quelque chose. Son motif, un drame Et une image volée.

 

Il quitte la soirée en voiture. Le véhicule crisse sur l’allée de gravier qui mène à l’extérieur de la propriété. L’automobile ronfle, sereine, noire comme de l’encre dans la nuit d’été. Pendant le reste de la soirée à la villa Cosima, il n’avait pas lâché des yeux la photographe, s’éloignant en virevoltant dès qu’elle soulevait l’appareil dans sa direction. Il sait maintenant qu’il y a un appareil, il peut donc l’éviter. Il évolue à portée de sa voix. Elle s’appelle Anna. C’est la maîtresse d’un officier qui passera la nuit à la villa et, le lendemain matin, regagnera le Nord en passant par la Toscane. La mort ou la soudaine disparition de la femme ne feront qu’éveiller des soupçons. Par les temps qui courent, il y a enquête dès que quelque chose sort de l’ordinaire.

Quatre heures plus tard, il court sur l’herbe en chaussettes, son ombre, peinte par la lune, recroquevillée au-dessous de lui. Arrivé à l’allée de gravier, il s’arrête et marche lentement sur le sable. Il regarde la villa Cosima, les lunes carrées des fenêtres. Un palais de guerrières.

Le faisceau lumineux des phares d’une voiture, jailli, pour ainsi dire, d’un tuyau, illumine la pièce où il se trouve. En sentant le regard de cette même femme posé sur lui, il s’arrête, cette fois encore au milieu d’un pas. Un homme bouge sur elle, les doigts dans ses cheveux blonds. Elle a reconnu, il le sait, même si maintenant il est nu, cet homme qu’elle a photographié plus tôt, à cette soirée où il y avait trop de monde, car, par accident et par surprise, il se tient de la même façon, à moitié tourné vers la lumière qui révèle son corps dans l’obscurité. Les phares de la voiture balayent un coin de la pièce avant de disparaître.

C’est alors l’obscurité. Il ne sait s’il doit bouger. Il ne sait si elle va chuchoter à l’homme qui la baise quelque chose au sujet de l’autre, là, dans la pièce. Un bandit nu. Un assassin nu. Les mains prêtes à rompre un cou, se dirigerait-il vers le couple sur le lit ?

Il entend l’homme qui continue à la besogner, il entend le silence de la femme. Pas un murmure. Il l’entend penser, les yeux tournés vers lui, dans l’ombre. Ou plutôt « repenser ». L’esprit de Caravaggio va se perdre dans ces considérations : une autre syllabe, pour suggérer que l’on rassemble ses esprits, tout comme on bricole un vélo à moitié démonté. Les mots sont perfides, lui dit un ami, bien plus perfides que les violons. Son esprit évoque les cheveux blonds de la femme. Le ruban noir.

Il entend tourner la voiture, il attend un autre instant de lumière. Le visage qui émerge de l’obscurité est encore une flèche pointée sur lui. La lumière passe de son visage au corps du général, puis sur le tapis, avant d’effleurer Caravaggio, de glisser sur lui, une fois de plus. Il ne la voit plus. Il secoue la tête, puis il mime un geste, comme si on lui coupait la gorge. Il lui montre l’appareil photo qu’il tient entre les mains, pour qu’elle comprenne. Il se retrouve à nouveau dans l’obscurité. Il l’entend gémir de plaisir à l’intention de son amant, il comprend que c’est un signe d’approbation. Pas un mot, pas la moindre ironie, un simple contrat, le morse de la compréhension, il sait ainsi qu’il peut se diriger en toute sécurité vers la véranda et disparaître dans la nuit.

 

Trouver la chambre de la fille avait été plus difficile. Il avait pénétré dans la villa, longé sans bruit les fresques du XVIIe siècle qui ornaient les couloirs. Quelque part il y avait des chambres, poches d’ombre dans un costume d’or. La seule façon d’échapper aux gardes, c’était de se faire passer pour un débile. Il s’était entièrement déshabillé, il avait laissé ses vêtements sur un massif de fleurs.

Une fois nu, il gravit tranquillement l’escalier jusqu’au premier étage, là où étaient les gardes. Il se baissa de telle sorte que son visage soit presque à la hauteur de sa hanche, ce qui lui permit de rire en douce, il supplia les gardes d’accepter son invitation nocturne, al fresco, c’était bien ça ? Ou séduction a capella ?

Un long couloir au second étage. Un garde à côté de l’escalier. Un autre à l’autre bout, à une vingtaine de mètres. Trop loin du premier. Une longue promenade théâtrale. À Caravaggio de jouer, sous l’œil sereinement soupçonneux et méprisant des deux sentinelles, ces deux serre-livres. Le bite-à-cul. Il s’arrête devant un pan de la fresque pour jeter un regard sur un âne peint dans un bosquet. Il appuie sa tête contre le mur, car il tombe de sommeil, puis il repart, trébuche, se ressaisit immédiatement et poursuit d’un pas militaire. Sa main gauche vagabonde, elle fait des signes au plafond de chérubins, nus comme des vers, eux aussi. Un salut de malandrin. Une valse brève tandis que la fresque glisse au petit bonheur devant lui, duomo noir et blanc, saints en extase, en ce mardi, en pleine guerre afin de sauver son déguisement et sa vie. Caravaggio est dehors, sur les tuiles, il cherche une photo de lui.

Il passe devant la seconde sentinelle, tapote son torse nu comme s’il cherchait son laissez-passer, saisit son pénis et fait mine de s’en servir comme d’une clef pour rentrer dans la pièce que l’on garde. Il rit, recule en titubant, agacé par son déplorable échec, et il aboutit en fredonnant dans la pièce vide la plus proche.

Il ouvre la fenêtre, sort sur la véranda. Une belle nuit profonde. Il escalade la fenêtre. En se balançant, il atterrit sur la véranda de l’étage inférieur. Il peut enfin pénétrer dans la chambre d’Anna et de son général. Juste un parfum entre eux. Un pied sans empreinte. Ni ombre. Cette histoire de la personne qui cherchait son ombre, qu’il avait racontée à un enfant il y a quelques années – c’est lui, maintenant, qui cherche sa propre image, sur un bout de pellicule.

Dans la chambre, il flaire tout de suite les prémices d’ébats sexuels. Ses mains dans les vêtements d’Anna jetés sur les dossiers ou traînant par terre… Il s’étend, il roule d’un bout à l’autre du tapis, ainsi un objet dur, comme un appareil photo, ne saurait lui échapper. Il tâte la peau de la pièce. Il roule en silence, il se déploie en éventail, il ne trouve rien. Pas même un grain de lumière.

Il se relève, balance lentement les bras, touche un sein de marbre, effleure une main de pierre – il a compris comment pense la femme – à laquelle est suspendu l’appareil photo. Il entend alors le véhicule. Il se retourne, la femme l’aperçoit dans le jet de lumière inattendu des phares.

 

Caravaggio regarde Hana. Assise en face de lui, elle le fixe dans les yeux. Elle essaie de le déchiffrer, de saisir le flot de ses pensées, comme jadis son épouse. Il la regarde le renifler, chercher la trace. Il fait disparaître celle-ci, puis il se tourne à nouveau vers Hana, assuré que son regard est irréprochable, transparent comme une rivière, évident comme un paysage. Les gens, il le sait, s’y perdent, et il sait bien se cacher, mais la fille le regarde, l’air interrogateur, elle penche la tête, soupçonneuse, tel un chien à qui l’on parle sur un ton, ou à un diapason, qui ne serait pas humain. Elle s’assied en face de lui, devant les murs sombres, rouge sang, dont il n’aime pas la couleur. Avec ses cheveux noirs, sa silhouette élancée, son teint bistre, reflet de la lumière de ce pays, elle lui rappelle sa femme.

Désormais, il ne pense plus à sa femme, il sait toutefois que cela peut changer à tout moment, qu’il peut se remémorer le moindre de ses mouvements, la décrire jusque dans les moindres détails. Jusqu’au poids de son poignet sur son cœur, la nuit.

Assis, les mains sous la table, il regarde manger la jeune femme. Il préfère encore manger seul, même s’il s’assied toujours avec Hana pour les repas. Vanité, se dit-il. Fatale vanité. Depuis une fenêtre, elle l’a vu en train de manger avec les mains, assis sur l’une des trente-six marches près de la chapelle. Pas de fourchette ni de couteau en vue, comme s’il s’entraînait à manger à l’orientale. Avec son début de barbe grisonnante et sa veste sombre, elle finit par percevoir en lui l’Italien. Elle en prend de plus en plus conscience.

Il contemple les tons foncés contre les murs bruns et rouges, la couleur de sa peau, le noir de ses cheveux coupés court. Il les a connus, elle et son père, à Toronto avant la guerre. À l’époque, il était un voleur, un homme marié, qui se glissait à travers le monde qu’il avait choisi avec une paresseuse confiance, il n’avait son pareil ni pour flouer les riches, ni pour séduire son épouse Gianetta, ou la fille encore bien jeune de son ami.

À présent, ce qui les entoure est à peine un monde, il leur faut vivre recroquevillés sur eux-mêmes. Pendant ces journées dans la ville perchée sur les collines de Florence, confiné à l’intérieur lorsqu’il pleut, il rêvasse, assis sur le seul siège mœlleux de la cuisine, à plat ventre sur le lit, juché sur le toit ou près du verger, au-dessus de la maison. Il n’a pas de complots à tramer, il n’a qu’un seul intérêt, Hana. Et il semble qu’elle s’est enchaînée à l’homme qui meurt là-haut.

Pendant les repas, il s’assied en face de la jeune fille et la regarde manger.

 

Six mois plus tôt, depuis la fenêtre au bout du long corridor de l’hôpital Santa Chiara de Pise, Hana avait aperçu un lion blanc, il se dressait seul sur les créneaux. De par sa couleur, il s’apparentait au marbre blanc du Duomo et du Camposanto, même si son aspect rustique et sa forme naïve semblaient appartenir à une autre ère. Un cadeau du passé qu’il fallait bien accepter. De tout ce qui entourait l’hôpital, c’était encore ce qu’elle acceptait le mieux. À minuit, elle regardait par la fenêtre, sachant qu’il était dans la zone du couvre-feu et qu’il émergerait comme elle, avec l’équipe de l’aube. Elle levait la tête à cinq heures ou cinq heures trente, puis à six heures, pour apercevoir sa silhouette, puis ses détails qui se précisaient. Chaque soir, lorsqu’elle passait parmi les patients, il était sa sentinelle. L’armée l’avait laissé là, même pendant les bombardements, bien plus soucieux de protéger le reste de cette merveille architecturale, avec l’absurde logique de cette tour penchée, évoquant un être en état de choc.

Leurs bâtiments hospitaliers s’élevaient sur l’emplacement d’un ancien monastère. Sculptés pendant des siècles en un fabuleux bestiaire par des moines trop méticuleux, les buissons du labyrinthe avaient perdu toute forme animale reconnaissable, et, pendant la journée, les infirmières promenaient les patients parmi ces formes retournées à l’état d’ébauche. On aurait dit que seule la pierre blanche demeurait immuable.

Les infirmières, elles aussi, tombaient en état de choc, commotionnées par ceux qui mouraient autour d’elles. Ou par de petites choses – une lettre, par exemple. Elles emportaient un bras amputé à l’autre bout du couloir, ou bien elles épongeaient du sang qui ne cessait de couler, comme si la blessure était un puits. Elles ne croyaient plus en rien. Elles n’avaient plus confiance en rien. Elles craquaient, tout comme un technicien du déminage craquait à la seconde où sa géographie explosait. Tout comme Hana craqua à l’hôpital Santa Chiara le jour où un officier, se frayant un passage au milieu d’une centaine de lits, lui remit une lettre lui annonçant la mort de son père.

Un lion blanc.

C’est un peu plus tard qu’elle avait rencontré le patient anglais — il ressemblait à un animal brûlé, raide et sombre, une mare pour s’y noyer. Les mois avaient passé, il était son dernier patient à la villa San Girolamo. Leur guerre était finie, mais tous deux refusaient de regagner ce lieu sûr qu’est l’hôpital maritime. Les ports côtiers, comme Sorrente et Pisa de Marina, étaient encombrés d’Américains et d’Anglais attendant d’être évacués. Elle avait lavé son uniforme, l’avait plié et rendu aux infirmières qui s’en allaient. La guerre n’est pas finie partout, lui avait-on dit. Cette guerre est finie. La guerre d’ici. On lui dit que ce serait comme déserter. Ce n’est pas de la désertion. Je resterai ici. On l’avertit qu’il restait des mines, que l’eau et la nourriture manquaient. Elle monta trouver le brûlé, le patient anglais, et lui dit qu’elle restait, elle aussi.

Il ne dit rien, incapable de seulement tourner la tête vers elle, mais ses doigts se glissèrent dans sa main blanche et, lorsqu’elle se pencha vers lui, il passa ses doigts noircis dans les cheveux de la jeune femme. Une impression de fraîcheur dans la vallée de ses doigts.

Quel âge avez-vous ?

Vingt ans.

Il y avait un duc, dit-il, qui, se sentant mourir, voulut qu’on le portât à mi-hauteur de la tour de Pise afin de mourir en regardant au loin.

Un ami de mon père voulut mourir en dansant le Shanghai. Je ne sais pas ce que c’était. Il en avait entendu parler, c’est tout.

Que fait votre père ?

Il est… Il est à la guerre.

Vous êtes, vous aussi, à la guerre.

Elle ne sait rien de lui. Cela fait pourtant un mois qu’elle s’occupe de ce patient, qu’elle lui donne ses doses de morphine. Au début, il y avait eu entre eux une certaine timidité, accentuée par le fait qu’ils se retrouvaient seuls. Et puis la timidité avait disparu. Patients, médecins, infirmières, matériel, draps, serviettes – tout l’hôpital s’était fait la malle pour regagner Florence et Pise. Elle a mis en lieu sûr des comprimés de codéine, ainsi qu’un stock de morphine. Elle surveillait le grand départ, la colonne de camions. Alors, au revoir. Elle leur adressa des signes d’adieu depuis sa fenêtre, en fermant les volets.

 

Derrière la villa s’élevait un mur de pierre plus haut que la maison. Un jardin clos s’étirait à l’ouest du bâtiment ; à une trentaine de kilomètres, le tapis de la ville de Florence disparaissait souvent dans la brume de la vallée. À en croire la rumeur publique, l’un des généraux qui habitaient la vieille villa Médicis, la porte à côté, avait mangé un rossignol.

Construite pour protéger ses habitants du démon de la chair, la villa San Girolamo rappelait une forteresse assiégée, la plupart des statues avaient été décapitées dès les premiers bombardements. Il n’y avait guère de ligne de démarcation entre leur maison et le paysage, entre le bâtiment endommagé et les bouts de terrain brûlés ou bombardés. Pour Hana, les jardins sauvages étaient comme d’autres chambres en bordure desquelles elle travaillait, en prenant garde aux mines. Près de la maison, là où le sol était fertile, elle se mit à jardiner avec la passion furieuse propre à ceux qui ont grandi en ville. Malgré le sol brûlé, malgré le manque d’eau. Un jour, il y aurait une tonnelle de tilleuls, des pièces baignées de lumière verte.

Le patient anglais: L'homme flambé
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